John sortit en trombe de chez lui. Il respira l'air nocturne mais ce souffle frais ne calma en rien sa rage. Les sirènes au loin n'agressaient plus ses oreilles habituées au vacarme de New York, et ce bruit strident n'était à présent que des lointains murmures dans le chaos qui menaçait son esprit. Le juriste passionné d'échecs et spécialiste de la bourse qu'il était n'avait pas vu le coup venir. Il pouvait prévoir les réactions de personnes inconnues, de ses clients comme de ses adversaires à la barre, il était même capable de prévoir les battements de cil chez le juge et les mots faisant ployer la balance en la faveur de son cas ; mais pas une seule seconde, il n'avait pensé se retrouver dans cette situation. Ça en était risible.

 

Il rentrait tardivement du travail encore une fois, avec l'envie de sentir des bras autour de lui. Il sauta dans le premier métro conduisant vers ceux de Stella. Il n'avait qu'à prendre n'importe quel wagon pour se retrouver du quartier chic aux ghettos new-yorkais. Seulement quinze minutes pour séparer deux mondes aux antipodes et pourtant si proches. Stella était le genre de femme pour qui ont pouvait faire tout et n'importe quoi pour être en sa compagnie, même risquer sa vie. Petite avec une coupe au carré d'un blond fadasse et un visage quelconque, elle avait en revanche une chute de rein mémorable et surtout une bouche inoubliable. Elle était de cette catégorie de filles prêtes à envoyer n'importe qui directement au paradis sans passer par d'interminables préliminaires.

 

Arrivé devant l'immeuble, il avait grimpé les marches de l'escalier avec l'intention de faire une surprise à Stella. Voilà qu'il l'avait trouvé en train de faire une fellation à un homme. A cet homme.

Sans mauvais jeu de mot, s'il celui-ci lui avait été inconnu, cela aurait été moins difficile à avaler pour John. Après tout, Stella était une fille « libre ». Il ne montait pas sur ses grands chevaux pour si peu, mais il connaissait cet homme entrain de jouir dans la bouche de sa prétendue petite amie.

Il n'avait rien à faire d'elle, mais en être humain doté d'une certaine dose de confiance en soi et d'un ego assez important, la trahison l'avait profondément vexé. John ne savait pas comment cette fille pouvait se tenir là, accroupie, à donner du plaisir à ce type qui le harcelait sans cesse depuis des mois.

- « Ce n'est pas ce que tu crois ! » lui avait-elle crié pendant qu'il dévalait les marches.

Le son de sa voix le suivait dans les escaliers, provenant de cette même bouche qu'il avait vu sourire complaisamment des centaines de fois. Ces lèvres souillés qu'il avait lui même embrassé venait de le prendre pour un con. « Ce n'est pas ce que tu crois » : ce qu'il croyait à ce moment, c'était qu'il était le dernier des idiots.

- « Laisse-le... Je m'en occupe. » fut la seule chose qu'il entendit de Kurtis, avant que la distance entre eux ne distordent les sons qui se répercutaient désormais en brouhaha dans la cage d'escalier.

Il ne l'avait pas vu prononcer ces quelques mots pourtant il visualisait parfaitement ses lèvres s'étirer en un rictus si familier. Il connaissait très biens ces lèvres pour les avoir embrassé. Du moins pour avoir subi leurs contacts forcés. John se frotta la bouche, dégoûté, et repensa à cette soirée d'il y avait quelques mois.

 

C'était lors d'une fête donnée par l'Oncle. Kurtis s'était approché de lui complètement ivre et lui avait donné ce baiser comme on donne un coup de tête pour assommer. Depuis cette nuit-là, ce sbire de l'Oncle ne cessait pas de lui faire des allusions plus que douteuses, voire scabreuses. Lui l'avocat perdu au milieu de ces malfrats cherchait désormais à garder intact son intégrité physique. Il ne s'était jamais douté que ce genre de danger pouvait survenir dans ces affaires officieuses, et pendant un instant il maudit tout ses dollars accumulés pour avoir vendu son âme au diable. Le diable ce n'était pas l'Oncle, qui à défaut d'être le baron de la drogue, était le petit seigneur dans son quartier. Non, son pire ennemi c'était lui, avec sa propre propension à vouloir de plus en plus d'argent. Un métier officiel et sérieux ne lui suffisait plus. Il avait des goûts de luxe qui s'accordait mal avec sa paie pourtant déjà confortable. Alors l'Oncle lui avait proposé un marché : couvrir ses délits contre une part de bénéfice sur la vente de sa « marchandise ». Ainsi, il s'était égaré dans ce genre de soirée une seule et unique fois mais cela lui avait bien servi de leçon. Il n'y avait plus jamais remis les pieds, surtout en vue de l'insistance dérangeante de Kurtis à son égard...

 

John souffla un instant, hésitant à mettre son poing dans le mur. Il ne s'y risqua pas, serrant simplement ses deux mains à en faire craquer les phalanges.

- « Hey ! Ralentis beau gosse ! »

Kurtis l'avait suivi dehors et s'il ignorait les sirènes ainsi que les bruits de la circulation, cette voix grave lui parut insupportable de par sa proximité. Il était juste derrière lui, sa respiration faisant vibrer les poils de sa nuque. Il n'aurait pas dû s'arrêter pour reprendre haleine. Il aurait dû aller s'enfermer dans son appartement et tout briser. Puis quand la colère se serrait apaisée, il aurait tout racheter à l'identique. Peut-être en plus cher. Mais maintenant à défaut de dévaster son appartement, il devait affronter le regard de ce type. De colère et de rage il se retourna en crachant presque au visage du Kurtis :

- « Lâche-moi, enfoiré ! Je quitte tout, je veux plus revoir ta putain de tronche ni ici ni ailleurs ! J'arrête les frais cette nuit ! »

John disait cela sans réellement le penser mais le gangster semblait prendre au sérieux ces menaces.

- « L'Oncle ne te laissera jamais partir » entendit-il.

- « Mais putain de merde, va te faire foutre avec ton Oncle ! Tu te crois dans un film de gangster ! Vous êtes ridicules, ton Oncle et toute sa clique de bâtards ! »

Il fut étonné de sa vulgarité, lui qui avait l'habitude d'être propre sur lui et poli. Il sentit un relent de force et d'énergie, comme un enfant qui découvre quelque chose de nouveau et d'interdit.

- « Attention à ce que tu dis, je t'aime mais attention quand même. » siffla Kurtis.

John ne savait pas qu'il allait prononcer des choses qui changeraient à jamais sa vie. Les mots ont parfois un pouvoir à ne pas négliger. Pourtant il continua fièrement, en affirmant sa virilité face à cet homme qu'il savait armé.

- « A la bonne heure, un putain de malfrat de seconde zone me déclare sa flamme ! Tu sais quoi, je chie sur ton Oncle, je chie sur toute ta famille et je chierais sur tes grands-parents s'ils étaient encore en vie ! »

Une balle siffla.